"Ne rien posséder et pourtant tout avoir ..." c'est une équation difficile à résoudre dans notre société de consommation. "Si la Réalité dépasse parfois le Fiction, c'est que le Destin a plus d'imagination que nous ..."
Il reste interdit quelques minutes, indifférent aux badauds qui le frôlent.
- Woneya !
Le jeune homme qui l’interpelle la fait se retourner. Il peut enfin voir son visage. Il a beau s’y attendre, le choc le fait vaciller.
Quelqu’un le remet d’aplomb en s’inquiétant : - Ca va, vieux ?
- Oui, excusez moi … merci. répond-il dans un souffle.
Il s’approche doucement. Elle rit de bon cœur et semble aussi joyeuse que …
- Tu te rends compte ? ce serait fantastique, non ? !
- Ah ça oui, tu le mérites bien. Je te le souhaite, vraiment …
Les deux jeunes gens devisent l’air complice quand il tente :
- Mademoiselle …
- Oh bonjour ! Lorsqu’elle tourne son visage vers lui il croit mourir. Le frisson qui lui parcourt le corps l’agite de soubresauts qu’il tente de réprimer de toutes ses forces, en vain.
Il s’astreint à se montrer le plus calme possible. Pourtant son sang bout dans ses veines, son cerveau va exploser.
- C’est vous …Il parle si faiblement qu’elle doit s’avancer au-dessus des tréteaux pour le comprendre, qui avez écrit … ce … livre ?
La déglutition n’est plus qu’un vague souvenir de cours de science. Il a l’impression d’avoir avalé tout le sable de la Vallée de la Mort.
- Mon livre ! lance-t-elle avec un enthousiasme enfantin, c’est Super !
- Je l’ai acheté ce matin … sur les quais …
- Oui ? Oh ça c’est …
- Je l’ai lu … Il parle d’une voix mécanique en lui présentant l’objet.
- Tout entier, déjà ? ! …
Vous voulez une dédicace ?
- Non … le début … juste …
Oui, ça serait charmant …
Elle lui arrache littéralement le livre des mains.
- C’est comment votre nom ?
- STEVENSON. Ted. … Ted Stevenson.
Il est dans un état second. C’est un cauchemar !
Elle ne semble pas avoir perçu son trouble toute à la joie de se découvrir un admirateur.
- Ted …Elle griffonne consciencieusement un compliment avant de lui tendre le bouquin.
Il retient sa main.
- Je voudrais vous parler si vous le permettez …
- Et bien, c’est ce que vous faites. Objecte-t-elle en reprenant ses doigts un par un.
Elle arbore un sourire inquiet. Elle vient de croiser son regard sombre.
Il semble si triste.
- Je veux dire, en privé … M’accorderez-vous quelques minutes ? Je pourrais peut-être vous offrir un café ou quelque chose …
- Oh c’est que …
Son hésitation le désespère mais il comprend que son étrange allure le dessert, à nouveau. Il a les joues creusées, les yeux rougis et cernés, et il semble exténué.
- Ecoutez, il se rengorge, je suis Producteur.
Il se dit que sa stratégie a parfaitement fonctionné la première fois. Il lui tend sa carte.
- Je voudrais vous parler … très sérieusement … de votre livre.
Stupéfaite elle prend la carte, qu’il ne lâche qu’après avoir un peu testé sa force.
Son sourire change, elle est sceptique. – Attendez un instant.
Elle se déplace de quelques centimètres pour rejoindre le garçon de tout à l’heure.
- Louis ! Viens voir.
Il n’entend pas ce qu’ils disent malgré son insistance à les observer.
Louis est un grand gaillard plutôt baraqué. Il a au moins une tête de plus que lui, qui est de taille déjà fort honorable. Il semble très protecteur vis à vis de la jeune femme.
Ted lui adresse un sourire engageant espérant l’amadouer, tant il se sent incapable d’affronter qui que ce soit dans l’état où il est.
Il ne s’est pas senti aussi vulnérable depuis ...
- Je le sens pas ce type. T’as vu un peu la touche qu’il a !
- Il est fatigué voilà tout ; ça doit être le décalage horaire.
- Mouais, moi je lui ferais pas confiance…
- Elle a l’air authentique ! Elle exhibe la carte de visite sous son nez.
- On va juste boire un café, c’est tout. Arrête un peu ta parano ! je l’emmène chez Mouss en face. Tu pourras nous surveiller, on restera là, devant …
Une lueur d’espoir réveille le regard de Ted lorsqu’elle l’invite à la suivre au Café de la Mairie, sous la garde évidente de Louis.
Ted le salue d’un clin d’œil pour lui faire entendre qu’il a bien reçu le message.
Il reste debout jusqu’à ce qu’elle soit installée, puis s’assoit lentement en face d’elle, les mains à plat sur la table de bois crasseux. Il a conscience de la dévisager mais il ne peut pas se contrôler.
Face à son sourire gêné, il se décide enfin :
- Vous n’allez pas me croire susurre-t-il.
Elle se met aussi à le regarder intensément.
- …mais ce que vous avez écrit … dans ce … livre … Je l’ai vécu.
Elle fronce les sourcils.
- Vous voulez dire que mon histoire vous rappelle la vôtre et que cela vous a ému, se rassure-t-elle.
- Non, souffle-t-il, ce que je veux dire … c’est que votre récit … est … mot pour mot, ce qui m’est arrivé à moi.
Le garçon les interrompt.
- Je vous sers ?
Ted sort de sa torpeur pour lui répondre - Un grand café s’il vous plaît …noir …sans sucre …et pour … Il se tourne vers elle.
- Dardjeeling.
- Comme d’hab, princesse !
Le garçon le toise avant de repartir.
Elle sourit encore. Attendant la suite. Il se lance :
- En 1977, commence-t-il très calme, j’ai rencontré une jeune femme merveilleuse … à la beauté … aussi troublante que la vôtre.
Il doit prendre une inspiration tous les trois mots ou il ne parviendra jamais à le lui dire. Elle a une moue de connivence (facile le coup de la beauté fatale).
- Elle était ce qu’on appelle ‘une sang-mêlé’. Ses ancêtres appartenaient à la fière Tribu des HUNKPAPA. Elle n’était pas … très typée, mais son visage … irradiait ses origines.
Elle avait le même regard que vous. Si noir … qu’on pouvait y deviner toute la souffrance de son peuple.
Et pourtant …Elle était si gaie … je ne l’ai jamais vu pleurer. Elle était brillante, comme vous … Intelligente et joyeuse …
Les tasses tombent sur la table et l’empêchent de s’approcher. Mouss le tient à l’œil,
« l’a pas l’air très net ce gars… ».
Il lance un regard circonspect à la jeune fille, qui laisse entendre qu’elle ne doit pas hésiter à lui demander du secours.
Il déglutit et prend une profonde inspiration. - Nous sommes tombés amoureux …
Elle commence à voir où il voulait en venir.
- … et nous nous sommes mariés.
Il est condamné à tout dire et doit rassembler le peu de force qui lui reste.
- En 1979, la veille de Noël …
Elle devine ce qu’il va dire.
- …Elle m’a quitté. Fauché par un camion fou … en emportant avec elle … notre bébé..
C’est Elle qui se met à déglutir avec difficulté. Si c’était vrai, ce serait … impressionnant.
Il semble sincère, si triste.
- Comment ? Il s’approche si près qu’elle sent son souffle faire vibrer ses cils.
…avez-vous pu … décrire cette scène, aussi … précisément ?
Elle recule doucement - Certains appellent cela le hasard.
- Impossible ! Il hausse le ton, pas avec tant de détails ! Des choses que je n’ai eu la force de raconter à personne ! Pas même à mon psy ! C’est comme si vous y étiez !
Il a du se faire menaçant sans s’en apercevoir. Mouss vient le tirer par l’épaule.
- Eh là ! Qu’est-ce qui se passe par ici ? !
- Pardon. Il lève les deux mains en signe de reddition.
- Excusez moi. Vraiment. Je vous fais peur … Excusez moi. Il se calme.
Elle reste muette mais congédie le garçon d’un regard. Il les laisse, dépité.
- J’ai l’air d’un vieux fou, je suis désolé …
- Non. Elle s’approche, compatissante. Vous avez juste l’air de souffrir.
- Vous le croirez si vous voulez, il y a encore quelques heures, je nageais dans le bonheur, jusqu’à ce je tombe … sur votre livre.
Il soupire, des larmes embuent ses yeux d’ambre.
- Vous … Elle hésite. Vous avez tout vu ?
- Ca c’est passé sous mes yeux. Il n’a pas desserré la mâchoire. Je n’ai rien pu faire.
Il essuie son œil gauche d’une paume tremblante. – Et vous ? Comment avez-vous … su ?
Elle hausse les épaules et tente d’exprimer son ignorance par une moue incrédule. Elle a envie de pleurer, elle aussi.
- Je suis désolée …
- Ca n’est pas votre faute.
- Qu’est-ce que je peux faire ? Qu’attendez-vous de moi, au juste ?
Il doit prendre une nouvelle fois une profonde inspiration avant de plonger.
- Je voudrais tout savoir. Qui vous êtes, ce que vous faîtes …
J’aimerais … rencontrer votre mère … lui parler … savoir …
Il s’emballe, elle doit le freiner - Hé ! Hé ! Attendez.
Elle pose ses mains sur les siennes. Elle veut l’apaiser. Il est brûlant de fièvre.
- Calmez-vous, dit-elle simplement, je ferais ce que je pourrais.
- Vraiment ?
- Vraiment.
Il s’apaise.
- Ecoutez, je ne peux pas rester très longtemps, il va falloir …
- Est-ce que vous voulez bien qu’on dîne ensemble, insiste-t-il, vous et moi … et votre maman, si vous voulez …
Elle sourit en se levant. Il ne veut pas qu’elle parte. Elle n’a pas le droit de le laisser ! Il lui adresse un regard suppliant.
- Voilà ce qu’on va faire, dit-elle posément, vous allez me laisser quelques heures, le temps de finir ce que j’ai à faire et puis on se voit tout à l’heure. O.K ?
Elle se dégage déjà de derrière la table, mais tient toujours ses mains qu’elle appuie fermement vers le bas quand il fait mine de se lever.
- Attendez moi tranquillement, dit-elle, vous semblez avoir besoin de repos. Je vous promets, on se voit tout à l’heure.
- Promis ?
- Promis.
Sa façon de reposer ses mains sur la table lui intime clairement l’ordre de rester. Il se soumet. - Je vais finir de lire … dit-il en reprenant son exemplaire, et puis après on se voit … hein ?
- Oui. Insiste-t-elle, à tout à l’heure.
La suite de l’histoire le dérouta, tout en le rassurant. De page en page elle s’éloignait de son destin personnel, même s’il retrouvait dans ses réflexions beaucoup de similitudes avec son propre vécu. Mais elle n’y était pas allée de main morte avec son pauvre héros et il était bien content, somme toute, de ne pas avoir fini comme lui. Car il mourrait … à la fin.
Dieu sait qu’il avait voulu mourir, lui aussi …
Mais Elle ne l’y avait pas autorisé. Contrairement à ce que racontait le livre.
Comment cette gamine avait-elle pu transcrire aussi fidèlement la scène qui le hantait encore parfois, une scène que lui seul avait vécu. En modifiant seulement l’issue … enfin seul …
Lorsqu’il avait décidé lui aussi d’en finir, après un an d’atroce souffrance, il avait pris toutes les précautions. Nul n’aurait pu le sauver.
Un lac gelé, une partie de pêche solitaire, sans avoir prévenu personne. Une détermination sans faille.
« Après avoir soigneusement choisi l’emplacement, au milieu du lac, il s’était enroulé de fil de pêche, les jambes et les poignets. Il ne voulait surtout pas que la ‘bête’ réagisse, qu’elle tente de sauver ce corps qu’il voulait tant fuir … pour ne plus souffrir. La Douleur … était vraiment trop forte au dedans, il fallait qu’il s’échappe ! Il se méfiait de son instinct de survie, de ses talents de coureur des bois chevronné.
Il voulait mettre toutes les chances de son côté. La pierre au coup n’était pas indispensable, dans une eau à –3°C. Mais les fils qui lui taillaient les chairs sauraient l’empêcher de remonter à temps… »
Mais Elle en avait décidé autrement.
Dans le livre, Elle l’emmenait avec Elle. Lui, n’avait pas eu cette chance.
Elle l’avait repoussé vers la Vie, sans ménagement.
Au moment de sauter dans son trou d’eau, il avait jeté un dernier regard à sa si chère Nature. Il espérait qu’elle saurait l’accueillir. Il ne désirait pas d’autre tombeau.
C’est alors qu’un chant envoûtant émana de la forêt. Le vent faisait carillonner les branches gelées…
Elle apparut, sur la berge au loin. Vêtue d’une simple robe blanche.
Ses longs cheveux noirs coulant le long de ses hanches.
Il sourit, pensant à une invitation. Et sauta. Ce fut un bonheur intense de se retrouver dans l’eau glacée. Son vœu s’exhaussa : Toutes ses douleurs se figèrent. Il voulut fermer les yeux et simplement … mourir.
Mais Elle plongea et nagea sous la croûte glacée jusqu’à lui. Elle vint si près de son visage qu’il l’entendit lui murmurer : - Non Ted … pas maintenant …
Elle s’affaira quelques instants autour de lui, le libérant de ses entraves, caressant ses lèvres d’une bouche de velours.
Il sentit son souffle gonfler sa poitrine.
Et remonta à la surface. Il eut quelque mal à regagner la rive, encore convaincu de vouloir en finir. Mais Elle lui avait dit NON.