"Ne rien posséder et pourtant tout avoir ..." c'est une équation difficile à résoudre dans notre société de consommation. "Si la Réalité dépasse parfois le Fiction, c'est que le Destin a plus d'imagination que nous ..."
L’homme du jour
Les témoins se pressent autour du journaliste qui couvre l’évènement pour le journal du soir. Entre chiens et loups, le soleil a plongé dans le fleuve depuis déjà un bon moment. Et il n’a pas été le seul.
On ne distingue plus que des ombres sur la berge.
« Quel courage ! Il a sauté sans hésiter ! »
« C’est incroyable, il aurait pu se tuer ! »
« Moi je n’aurais pas osé… »
« Dommage qu’il n’ait pas réussi à le sauver… »
« Voilà ce qu’on peut entendre alors que le corps du suicidé n’a toujours pas été retrouvé » commente le reporter, tandis que son caméraman zoome sur les affaires du noyé, méticuleusement pliées à côté du parapet, sur lequel a été scotchée sa lettre d’adieu. Evasive quant aux raisons de son geste, mais suffisamment claire sur son intention.
La horde de badauds suit l’équipe télé jusqu’au rivage.
Entouré par les secouristes, encore sous le choc, le mystérieux héros, enroulé dans une couverture est abattu. Attristé à l’évidence, de n’avoir pas pu sauver le désespéré.
La scène lui semble surréaliste. Les gyrophares tournoyants qui lui lancent des éclairs bleutés dans les yeux par intermittence, les gens qui se massent pour le congratuler, le brouhaha de leurs compliments, tout cela ne ressemble en rien à la vie qu’il croyait avoir quittée.
Tout cela est trop injuste. Le voilà à recueillir des lauriers qu’il ne mérite pas. Il aurait dû se laisser faire ! Quand il avait vu sauter juste derrière lui, cet homme courageux qui a tenté de le secourir. Lui donner sa chance ! C’est lui qui serait là, à sa place à recevoir des félicitations. Au lieu d’avoir été emporté par les eaux…
Que va-t-il faire maintenant ? Lui qui n’avait pas la moindre envie d’échapper à la noyade, le voilà non seulement sorti du lit de la rivière, mais plus, victime d’un quiproquo qui le place dans la lumière. Comment oser reconnaître qu’il n’est pas celui qu’on croit, mais tout le contraire ? Un lâche. Un couard. Un poltron. Pire, un assassin ! Qui en se débattant, au désespoir, a causé la mort d’un homme bien…
Comment justifier un tel acte ? Que répondre à ces visages bienveillants et limite envieux du « quart d’heure de gloire » qui l’attend… sur un tragique malentendu. Que va-t-il devenir ? Avec ce poids supplémentaire sur la conscience ? Lui qui déjà, était arrivé au bout du rouleau ? Combien de temps pourra-t-il tenir de plus dans cette vie, en étant pris pour un autre ?
Est-ce là une chance ? Une punition ? Un étrange signe du destin, de toute manière… Des tas de questions se bousculent dans sa tête. Il voit avec frayeur le journaliste s’approcher de lui et lui tendre le micro.
Livide, il appréhende la question.
« Monsieur, monsieur, un mot pour les téléspectateurs… Dîtes nous. Je vous en prie. Dîtes nous comment vous avez trouvé le courage de vous jeter dans une eau aussi froide et dans la nuit, sachant que vous preniez le risque de ne pas en revenir ? »
Hagard, le regard fuyant, le faux sauveteur cherche une échappatoire. Mais rien n’y fera cette fois. Il va lui falloir affronter la lumière. Le projecteur l’éblouit. On le sent confus et fébrile. Rien de plus normal aux yeux du public, suspendu à ses lèvres.
Comment va-t-il rendre hommage à son sauveur sans dévoiler sa défaillance ? En se montrant aussi humble qu’il imagine qu’il aurait pu l’être… Comment pourra-t-il faire comprendre aussi sa propre misère, son angoisse de vivre, son amertume, sans avouer sa terrible et criminelle erreur ?
Comment trouver les mots ? Saura-t-il suivre la voie que lui a ouverte la douloureuse conclusion de sa funeste journée ?
Tremblant, de froid et d’injustice, il ne peut se résoudre à fixer l’objectif. Baissant les yeux, se faisant le plus petit qu’il peut, il bredouille… « Vous savez… » souffle-t-il en chancelant, « Il faut parfois plus de courage pour vivre que pour se jeter à l’eau. »
D.B