La fin de l’après-midi sonne le retrait progressif des participants et c’est dans un marché clairsemé qu’il part la retrouver.
Louis est là, en bonne place. Faisant rempart de sa jeunesse. Il ne veut pas qu’on lui fasse du mal ! Et ce type étrange représente à ses yeux un véritable danger.
Quand il s’approche, il sent sans ambiguïté, qu’il n’est pas le bienvenu.
- Vous allez mieux ? s’enquit la jeune fille avec sollicitude.
- Oui je vous remercie. Je crois que … j’ai repris mes esprits.
Il tend un sourire crispé à Louis qui lui répond par une moue dédaigneuse.
- Vous êtes toujours d’accord pour le dîner ? Je vous en prie.
Il a si peur qu’elle ait changé d’avis. Il a encore tant de questions à poser.
- Bien sûr. Elle se leve et plie sa chaise de plage. Mais il va falloir m’aider …dit-elle en désignant du menton une imposante caisse de plastique, remplie de vieux bouquins.
Louis la prend par l’avant-bras. - Méfie toi de ce type, je te dis que je le sens pas.
- Oh arrête ! le rabroue-t-elle, je ne risque rien. Je t’assure.
- Quand même …Il se tourne vers Ted menaçant. Je t’ai photographié mon gars. Si il lui arrive quoique ce soit…
- Mais t’es fou ! le sermonne-t-elle, fous-lui la paix ! Ca ne va pas ? !
Ted empoigne la caisse d’un air décidé, évitant diplomatiquement de répondre.
- Je les mets où ?
Elle reprend son bras brutalement en fusillant son soupirant du regard.
- Dans la voiture, là derrière. répond-elle à la fois gênée et flattée.
- Laisse ton portable allumé ! crie Louis pour enfoncer le clou, Je t’appelle !
- C’est ça ! Elle part sans lui dire au revoir. Elle est furieuse.
- Pas commode le petit-ami ! siffle Teden posant la caisse à l’arrière de la Méhari.
- C’est pas … mon p’tit Ami corrige-t-elle, c’est juste mon ‘meilleur’ ami. Montez !
L’invite-t-elle avec une révérence.
Il s’installe en jubilant :
- Ca me rappelle ma jeunesse ! J’avais un truc dans ce genre-là à votre âge.
- Ca m’étonnerait que vous ayez eu une Citroën !
- Non, euh oui … enfin c’était une Jeep …
Elle démarre sur les chapeaux de roues.
Il n’a rien dit jusqu’à ce qu’ils aient quitté l’autoroute.
- Vous m’emmenez où ?
- N’ayez crainte, je vous ramènerai.
- Oh mais je n’ai pas peur …
- On va un peu plus au nord, dans le village où j’habite.
- Cela ne va pas … trop déranger votre mère ?
Elle se mord les lèvres.
- et bien non, puisqu’elle n’habite pas chez moi.
- Nous n’allons pas la voir ?
- Je … préfère pas.
- Pourquoi ?
- Ca ne serait pas bon pour elle.
- Comment ça ?
Elle lui cache quelque chose.
- Ma Maman est une femme fragile. Je préfère ne pas la mêler à tout ça…
- Je ne comprends pas.
- Elle en assez bavé avec mes histoires, tous les trucs bizarres qui me sont arrivée …
Pas la peine d’en remettre une couche avec vous.
- Des trucs bizarres ?
- Du genre de ceux qui m’ont donné l’idée écrire sur vous !
- Alors, vous avez bien écrit sur moi !
Il a suivi la route tant qu’il a pu. La regarder lui fait trop mal. Mais là, il doit l’interroger ! Lorsqu’il se tourne vers elle, il perd son courage.
Sa chevelure vole au vent et son profil… Il ferme les yeux. Il a la nausée.
Des flashes de leur bonheur passé l’assaillent. Sa crinière soulevée par le galop d’un pur-sang, monté à cru, et leurs rires mêlés.
- Woneya ! crie-t-il en couvrant le bruit du moteur.
- Oui ?
- C’est du Sioux !
- Oui ! Vous savez ça ? !
- Pourquoi votre mère …
- Oh ce n’est pas Maman qui a choisi ce nom … c’est moi. C’est mon pseudo !
Il se laisse aller en arrière, frappant à plusieurs reprises l’appui tête, pour faire taire son cerveau, qui le tourmente.
- On arrive.
Le soir tombe sur une plaine immense. Un paysage familier.
Il aperçoit au loin une forêt de pylônes électriques à Haute Tension. La route rétrécit, elle emprunte un chemin de terre qui s’enfonce dans un sous bois.
- Je vous amène dans mon antre. dit-elle avec cérémonie.
Ils longent un haut mur de pierre qui ressemble à l’enceinte d’un château.
- J’habite une annexe du Château !confirme-t-elle, En échange de mes services d’archiviste. Le temps de ma thèse. C’est bien pratique.
Elle stoppe devant ce qui ressemble à une grange. Elle saute hors du véhicule et se campe derrière la ridelle.
- Vous m’aidez ?
Ted la rejoint et s’empare de la caisse. Elle est bien plus lourde que tout à l’heure.
Elle le précède pour ouvrir la porte et allumer les lampes. Il manque de tomber. Le sol de pierre est très émoussé devant l’entrée. Il lâche la caisse un peu plus loin en soufflant.
- Ca va ? Elle lui prend le bras et l’amène jusqu’à un grand banc de bois massif. Devant une table assortie, à l’allure démesurée et sculptée de bas-reliefs.
Il s’accoude là, le temps que son vertige passe.
- Dites moi …Elle fronce les sourcils et pose les poings sur ses hanches, à quand remonte votre dernier repas Monsieur-je-tourne-de-l’œil-toutes-les-cinq-minutes ? !
Il sourit, pitoyable. - Au petit-déjeuner, je crois.
- Ah oui ? Vous voulez dire que vous n’avez rien avalé de plus que le café de Mouss depuis ce matin ? ! Et je parie que vous êtes matinal, en plus !
Elle ne le laisse pas répondre. - Je vais vous faire à manger …
Elle passe derrière un petit bar et s’active dans une cuisinette joliment aménagée.
- J’ai des œufs et … de la salade.
Elle disparaît derrière la porte d’un immense réfrigérateur.
- Vous voulez boire quelque chose, j’ai … du whisky. Un Américain ça boit du whisky, je présume.
- Ca ira très bien, acquiesce-t-il. Il a besoin d’un remontant de toute façon, d’un truc fort !
- Et puis j’ai aussi … je sais ça n’est pas très diététique, mais au vu des circonstances … des … cacahuètes !
Elle dépose un tas de victuailles sur la table et de la vaisselle. Elle lui verse un verre. – Allez, cul-sec !
- Buvez, dit-elle plus doucement, et mangez !
Elle repart dans la cuisine s’occuper des œufs. Il la regarde en silence.
- Vous ne dites plus rien.Remarque-t-elle.
- Vous avez … une photo ? … de votre mère ? se décide-t-il enfin.
- Mais vous n’en n’avez qu’après ma mère à la fin ! Vous êtes obsédé ! revient-elle exprès lui dire.
- C’est que j’aimerais tant savoir si …
Elle ne le laisse pas finir. Lui tourne le dos et s’enfuit dans la cuisine.
Elle revient à peine trois minutes plus tard :
- Pas trop cuits, c’est comme je les aime, et vous ?
Elle pose la poêle à même le bois brut.
- C’est parfait. Vous me trouvez trop curieux.
- Bien sûr. Mangez !
Elle l’a servi sans lui demander son avis et lui tend fermement une fourchette.
- Je ne vous parlerai que quand vous aurez le ventre plein !
Il se force, comme un petit garçon qui veut sa récompense. Mais ça ne passe pas. Il mâche lentement en arborant un air dubitatif.
- S’il vous plaît. Il boit une nouvelle gorgée de whisky. Parlez moi de vous. Vos origines. Vos parents.
Elle fait la grimace. Même comme cela, elle est jolie.
- Et bien, mon père, lance-t-elle, mutine, était un joli garçon, bien bâti, un peu dans votre genre, tiens. Mais ce charmant Monsieur a laissé tomber Maman, avant même ma naissance. Il a ‘préféré’ ne pas me connaître… Tant pis pour lui !
- L’Imbécile. Il a un haut-le-cœur et se sert un nouveau whisky.
Il ne tient pas spécialement à s’enivrer, mais il ne voit pas comment il va pouvoir soutenir cette conversation sans un peu d’aide. Le breuvage cautérise jusqu’à la plus infime cellule entre sa trachée et son estomac. La chaleur irradie dans ses poumons, entretenant son malaise.
Respirer devient une épreuve. Penser allait devenir un défi.
- C’est quoi ces trucs … il tousse …bizarres dont vous parliez tout à l’heure ? ! Vous êtes un peu… médium, c’est ça ?
Voilà, le grand mot est lâché. Il se sent un peu idiot.
Chaque fois qu’il avait dévoilé son côté « un peu sensible » il avait perdu un peu de sa crédibilité. Il avait dû se cacher derrière la fiction pour assouvir sa curiosité en matière d’ésotérisme ou de paranormal.
Son métier lui avait rendu ce service. Il pouvait aborder sans complexe tous les scénarii imaginables, ou non, sur le sujet.
Pour un peu, il se serait cru dans un de ces films qu’il affectionnait de produire. Ca n’était pas vraiment la première fois. Mais là … ça dépassait ses limites. Il n’allait pas tarder à disjoncter.
Elle est si calme cependant, qu’elle imprime en lui un sentiment de sécurité. Si elle est un fantôme, elle n’a pas de mauvaises intentions à son égard, il en est sûr. Peut-être même qu’elle est là pour lui révéler un secret magnifique.
- Médium ? Le mot est galvaudé, répond-elle laconiquement,je préfère dire sensible, tout simplement.
- Ouais…
Il y avait en lui une ambivalence parfaite en la matière. Plus il était attiré par l’étrange, plus il cherchait à côté, à démonter tout ce qui pouvait l’être ; afin de découvrir se qui se cachait derrière. C’était un sceptique, qui était prêt à tout entendre. Il voulait juste … comprendre…
- Racontez moi. Comment vous faites …
- C’est difficile à dire…
C’est comme si, chaque fois que je croisais quelqu’un, je pouvais voir au dedans.
Un peu comme si je … scannais sa personnalité. Et … je vois.
Une espèce de ‘Voleuse d’âme’, en quelque sorte.
- Mais Nous deux, par exemple. C’est pas possible. On habite à 9000 Kms l’un de l’autre, on ne s’est jamais croisés.
- Qui sait ? ! Vous êtes Canadien, non ? Je suis allée au Canada, une fois.
- Vraiment ?
- Oui, il y a deux ans, et avec mon propre argent ! J’ai économisé longtemps pour ça et je suis partie.
Je n’avais jamais vu la montagne en hiver … et mes premiers sommets enneigés, ça a été les Rocheuses ! Excusez du peu !
Ses yeux pétillent de joie, encore pleins des splendeurs qu’elle a vu là-bas.
On dirait les escarbilles d’un feu de campeur au milieu de la nuit.
Il est bien d’accord. Il voue lui aussi une profonde admiration à ces montagnes.
- Ca fait bien longtemps que je n’ai pas eu l’occasion d’y remettre les pieds, souligne-t-il. En tous cas si je vous avais déjà vue … enfin … Je le saurais.
- Oui.
Elle a dit vrai. Elle lit bien à l’intérieur des gens. Il éprouve en sa présence, la douloureuse sensation d’être mis à nu.
- Expliquez moi. Déglutit-t-il. Comment ça marche ?
Elle prend sa main, bien que cela ne soit pas indispensable. Approche son visage, tout prés du sien.
- Et bien, Vous, par exemple. Elle plante son regard noir dans ses prunelles fragiles. Il plisse les yeux tant qu’il peut, jusqu’à les transformer en d’imperceptibles fentes. Peine perdue, elle entre quand même.
- Je vous regarde. Dit-elle doucement. Je pénètre en vous.
Il sent un courant chaud traverser son iris. Il a peur.
- Et je vois.
- Vous voyez quoi ? Il reste conscient mais incapable du moindre mouvement. Seules ses lèvres semblent encore en état de marche.
- Ce que je pense ?
- Non. Je vois … ce que vous êtes … Je suis … Vous.
Il rouvre les yeux, les arrondit même, comme pour leur faire prendre de l’exercice.
- Je vois… vos cicatrices, vos souffrances surtout.
Il a un soupir gêné.
- Mais je vois aussi vos joies … Là par exemple, il y a le visage d’un adorable petit garçon qui vous sourit.
- Mon fils …conclut-il, inondé par la tendresse.
- Il deviendra un homme fort et sage. Comme vous.
Il se redresse. C’est gentil, ça, de le rassurer sur l’avenir de son enfant.
- Je vois des champs à perte de vue. Des lacs. Vous êtes bien … au milieu de la nature.
Il se détend à mesure que les images qu’elle peint lui apparaissent, à lui aussi. Ca marche donc dans les deux sens ? !
- Je sens … la musique. Vous êtes musicien. Mais vous n’allez pas au but de vos ambitions.
- Oh, j’suis pas très bon… objecte-t-il modestement.
- C’est faux. Affirme-t-elle. Vous manquez juste un peu de confiance.
Je vois … un véritable dilemme en vous.
Il fronce un sourcil, attendant une révélation.
- Vous craignez … plus que tout, de devenir … Mégalomane. Vous combattez farouchement tout sentiment de supériorité. Même si vous savez, au fond de vous, que vous êtes un leader.
Vous adorez travailler en équipe.
Les visages de ses meilleurs amis apparaissent tout autour de lui.
- …et faire croire que c’est quelqu’un d’autre qui mène la barque. Mais vous êtes comme le commandant d’un navire … vous resterez toujours le dernier, en cas de naufrage.
Il recule brutalement et reprend ses mais sans précaution. Elle ne bronche pas.
- Vous en avez assez ?
- Oui. Je ne veux pas savoir … la suite. Parce que … vous la connaissez, n’est-ce pas ?
- Oui.
En principe, je ne la dis jamais …
- Mais … vous ? Vous savez d’où ça vient … ce … pouvoir ?
- A quoi bon. Savoir … c’est déjà tellement de boulot de l’assumer.
Il ne la croit pas sincère.
- Vous me cachez quelque chose … dit-il, sûr de lui.
- Vous êtes clairvoyant. Répond-elle ironiquement.
Puis, après un silence, plus sérieusement – Vous y arriveriez, vous savez. Si vous vous laissiez aller.
- A faire … ça ? ! lance-t-il, presque avec dégoût, Dieu m’en garde !
- Vous avez peur ?
- Ben … oui ! un peu … ça doit être … mon Dieu …
- Oh vous savez, on s’habitue. Et puis, on n’est pas obligé de se ‘connecter’ tout le temps.
- Ah bon ?
- Evidement ! Il m’arrive de ‘vivre normalement’ parfois, ça repose … Heureusement, sinon cela deviendrait vite intolérable.
Il y a juste quelque fois …où on ne ‘contrôle’ pas, et ou ça vient … quoi qu’on décide. Dans ces cas-là oui, c’est désagréable.
N’est-ce pas ?
Il soupçonne, à son regard appuyé, qu’elle sait … que cela lui est déjà arrivé.
Il aurait voulu pouvoir lui mentir, lui dire qu’il ne savait pas de quoi elle parlait. Mais il s’aperçoit que, contact physique ou pas, elle est toujours dans son esprit.
- Vous savez, dit-il presque effrayé.
- Oui.
- Pour ma femme, vous savez que je l’avais pressenti.
- C’est un peu Vous, qui avez écrit mon livre.
- Comment ? ! Vous voulez dire que je suis venu dans votre tête, c’est ça ?
- Non. Pas vraiment. C’est plus … compliqué.
- Ah bon ? Alors allez-y, il se fait plus agressif, expliquez moi !
Son visage se ferme. Elle le regarde tristement avant de lui avouer :
- Je suis née …la nuit de Noël … 1979.
Il relève les yeux, l’interrogeant silencieusement.
- Les médecins … ont prétendu que Maman était dépressive. Ils ont appelé ça le ‘baby-blues’. Elle m’a rejetée. Violemment rejetée. Ils ont dit que c’était à cause de la rupture … qu’elle n’avait pas accepté. Mais … Elle … elle disait que je n’étais pas on enfant. Que son bébé était mort et que moi, je venais d’on ne sait où …
Il se redresse, tous les sens en éveil.
- Elle attendait un fils et c’est moi qui suis née, alors …
- Elle attendait … un garçon ? ! répéte-t-il, incrédule.
- Oh, il faut dire, à l’époque, on en était encore qu’aux balbutiement de l’échographie … et c’est pas parce qu’ils y avaient vu ce qui n’y était pas …
- Woneya ! Il se jete sur elle, emprisonne ses mains. C’est du Sioux. LAKOTA.
Son regard est brûlant de fièvre, de grosses gouttes de sueur se mêlent aux larmes.
- Ca veut dire … ‘Esprit de la Vie’ Il continue, la mâchoire bloquée, et c’est le prénom … que ma femme … avait choisi de donner à …notre petite fille...
- Waouh .. ça c’est …souffle-t-elle.
Il se rassoit après qu’elle ait repoussé son étreinte. Il se frotte les yeux des deux paumes et souffle dans ses mains.
Après un silence, elle tente :
- Vous voulez toujours voir une photo de Maman ?
- S’il vous plaît. Soupire-t-il.
Elle se lève lentement etva chercher un cadre, qu’elle pose délicatement devant lui :
- C’est Elle. Désigne-t-elle de l’index. Il regarde la photo en pleurant.
- Elle est …
- Chinoise, oui. Elle ne lui ressemble pas ?
- Pas du tout. Il releve la tête. C’est vous qui lui ressemblez … étonnement. Ca me fait mal.
Elle commence à avoir vraiment mal pour lui. Mais ne sait plus trop bien comment réagir.
- Est-ce que vous comprenez ce que cela veut dire ?
Elle a la même expression qu’au Café. La même incrédulité. Puis elle répond :
- Peut-être que ça signifie simplement que personne ne meurt, tant qu’il a sa place…
Elle pointe un doigt vers son cœur …là …
Quand elle le touche une explosion ravage sa poitrine, il verse en arrière en l’entendant crier – Ted ! qu’est-ce qui vous arrive ? Ted !
L’écho de sa voix l’appelant se perd dans les limbes. Il revit l’accident, ce cauchemar, une ultime fois, l’entendant encore hurler son nom Ted ! Puis, plus rien. La nuit.